Special Guest – Cherif [Cherif Medjeber dit]

L’ami Chérif Un jour, Chérif Medjeber m’a dit : «Mon principe est de faire fusionner forme et fonctionnalité». Esthétique et fonctionnalité : voilà une définition du design. Et effectivement : les courbes ne doivent rien au hasard. Elles participent de l’objet. L’objet, souvent, est de couleur rouge, couleur de la passion, de l’engagement. De l’amour aussi. C’est une couleur chaude qui signifie la chaleur et la vie. Chérif est de cette trempe-là : il n’est pas le designer tranquille qui travaille dans son agence ou dans son studio à Paris. Il n’est pas tout en théorie. Il se confronte à la réalité de la matière, de la construction. Il voyage, il rencontre, il échange. Il aime vraiment les gens. Il vit en nomade, en déséquilibre permanent. Il abandonne ses repères pour mieux créer. Pas de bureau refuge. Il travail là où son destin l’emmène. Il aménage son lieu de travail là où il doit créer. « Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions. Mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’intéresse pas. » fait dire Albert Camus dans La peste (p.150, Folio Ed. n°42). Chérif Medjeber est capable de grandes actions, je le sais, et il y met tous ses sentiments, exactement comme il met de la générosité dans la création même de son œuvre.

 

  

 

Des formes généreuses comme l’on dit mais au-delà : des formes qui accueillent, invitent, qui restent, qui parlent, qui rient exactement comme lui rit lorsqu’il vous retrouve. À Alger, il a réuni en quelques jours des artisans pour l’aider à fabriquer ses meubles. C’est que Chérif dégage une énergie. Lorsqu’il vous dit bonjour et qu’il vous connaît, il vous embrasse et vous serre dans ses bras, avec force et vigueur, à en faire mal.
Les formes de son mobilier sont brutes, mais calmés par des courbes. L’ensemble projette une énergie contenue, une force tranquille, comme celle d’un homme qu’une femme calmerait.
Le musée d’Art moderne et contemporain d’Alger, le MaMa, ne s’est pas trompé, qui a exposé Chérif. Il lui a réservé début 2015 son rez-de-chaussée pour une exposition intitulée «Baba Salem, Yasmine, souvenirs d’enfance».

Chérif, en quelques mois, imagine alors tout un espace, conçoit, crée, fabrique, mélange les matériaux. Il raconte son enfance que ses meubles expriment. Trente ans après être venu en France, il retourne en Algérie pour raconter la tendresse, les odeurs, l’espérance aussi. Les courbes du désert du sud se retrouvent dans son œuvre. Le bruit des villes du nord aussi. Chaque objet est un concentré d’énergie entouré d’un grand vide, d’une grande respiration. Pour cette exposition, il crée des verticales qu’on pourrait croire barreaux. Mais non. Il s’agit de rideaux, de voiles levés vers la liberté, d’une invitation à chacun à découvrir son univers, emporté par des oiseaux qui s’envolent vers un avenir toujours meilleur.

Chérif est certes un designer, mais il est avant tout un artiste. Cela ne vaut pas pour tous les designers qui se compromettent dans des concessions commerciales. Lui impose sa patte, comme Philippe Starck ou Nouvel, tout en honorant ses carnets de commandes. Si j’avais un hôtel, je le meublerais avec des meubles de Chérif. Au-delà, je demanderai à Chérif de concevoir les espaces intérieurs. De la même façon, dans un appartement, je retrouverais l’esprit d’Alger, les déserts du Sud, l’accueil méditerranéen, en disposant les meubles de Chérif, comme je l’ai longtemps fait pour ce tabouret anodin, dans mon salon. On me demandait toujours qui avait conçu ce siège, tant il est différent des autres éléments de mobilier, pour lesquels aucune question n’était posée : le meuble engrangeait une interrogation. Et je répondais : « c’est l’ami Chérif ».

Jean-Jacques URVOY 

 

CHERIF, LE COLOSSE AUX MAINS AGILES

Ma première rencontre avec Cherif Medjeber se déroula au milieu des années 80 dans le cadre fortuit d’une exposition d’artistes algériens en herbe ; au sein d’un inventaire d’oeuvres plutôt scolaires, le jeune commissaire d’exposition pétri de figuration libre, que j ‘étais alors, fut quelque peu surpris de se trouver happé par une sculpture de groupe, vive, organique, une vague d’expression premières aux allants à la fois désuets et universels. De cet exercice de style se dégageait déjà l’animalité et l’élégance qui allait caractériser le travail de ce créateur hors norme.

Comme nombre de ses prestigieux prédécesseurs Cherif n’eut de cesse lors de son apprentissage que de visiter la gamme des techniques et des matériaux mis a sa disposition,brillant dessinateur,céramiste sculpteur, il réalisera très jeune plusieurs commandes publiques et privées comme artiste plasticien..
Sa virtuosité pratique,son désir de s’inscrire dans le quotidien des gens allait tout naturellement l’amener a s’intéresser puis a s’immerger dans l’univers du design. Dés lors ce colosse aux mains d’argent s’impose très vite comme l’un des créateurs les plus prolixes de sa génération, remarqué par ses professeurs, J.Claude Maugirard & Daniel Pigeon, le prestigieux Via soutiendra dés lors son travail. Les prix se succèdent, la presse spécialisée l’encense, la jeune galerie Horloge présente son travail aux côtés de Ron Arad, de Peter Keen, de Marco de Gueltz. La galerie « En attendant les Barbares » à Paris, l’intègre dans sa prestigieuse écurie aux côtés des Garouste et Boneti – Éric Schmitt – Les Migon et Migon – André Dubreuil – Jarrige – Tom Dixon, que la presse désigne alors comme le groupe des post modernistes. C’est lors d’un passage aux Barbares que Starck s’inspirera de son majestueux siège gazelle pour réaliser son désormais classique tabouret « Stool ».  Sous l’ère Mitterand, l’Elysée va lui passer commande de cadeaux destinés aux chefs d’état.

Pourtant malgré les honneurs naissants et la voie royale qui lui est offerte, Cherif n’aura de cesse que d’affirmer sa liberté d’exaction, les réminiscences de son Algérie natale se mêleront à son insatiable curiosité de citoyen du monde.
Les gazelles sahariennes côtoient dans ses meubles les poses hiératiques égyptiennes, les fresques de Tassili, les idiomes Inuit , se mêlent, dans ses innombrables dessins préparatoires, aux tags urbains glanés sur les murs de Paris ou de Montreuil. Nulle évidence pour cet électron libre, renouant dans ses assises, avec le travail du bois , il s’essaiera a revaloriser l’utilisation du rotin, approchera le verre puis la peau, passionné par tous les défis techniques il redonnera leur lettres de noblesse et leur modernité a des matériaux délaissés par les frasques despotiques du design officiel des années 90.

Cherif, généreusement, talentueusement, rèouvre grand le prisme du mobilier humain, l’obtention du prestigieux prix Alvar Aalto (l’un des fondateurs du Bauhaus), lui permet de faire un séjour en Finlande de 9 mois, où il rencontre sa veuve, Elisa, qui le prend sous sa coupe et l’introduit dans le circuit de conception industrielle de son défunt mari. Les prix (Grand prix de la presse international au salon du meuble, nominé créateur de l’année au salon du meuble, labels et trophées du meilleur produits...) et les acquisitions successives de ses créations par des musées aussi prestigieux que le Guggenheim à New York, le conforteront dans la pertinence de sa démarche. Pourtant si Cherif peut paraître multiple dans ses recherches, il est unique dans la rigueur et la radicalité qu’il s’impose dans l’approche de chacune d’entre elles. Nulle dispersion dans sa quête, seul compte l’essentiel, la pureté et l’élégance de la ligne associées a son indissociable pendant : sa justification dans la société et dans l’espace Il convient d’ajouter que rigueur ne va pas forcément de pair avec austérité, car pour celui qui a déjà rencontré Cherif, il est impossible d’oublier ce mont du Hoggar de jovialité, sa franche accolade, son rire rabelaisien, l’intensité du regard d’un être rare et entier.

En ces temps où l’immense sculpteur sénégalais Ousmane Sow, fait son entrée comme premier artiste plasticien africain à l’Académie des beaux arts de Paris et où dans le même temps le marché de l’art international l’accueille dans ses plus hautes sphères, gageons que Cherif l’algérois, le maghrébin, le métèque étincelant cher à Moustaki, suivra à son tour la même voie, l’un comme l’autre ont d’abord connu l’exil puis la reconnaissance de leur pairs, des instances internationales et le succès populaire. Sa récente rétrospective au Musée d’Art Moderne d’Alger, marque le retour du fils prodigue au pays et la consécration sur ses terres natales de l’un des géant du design contemporain.

Frédéric Roulette